La Tunisie a franchi une étape législative majeure en adoptant, en août 2017, la loi n°2017-58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Cette loi marque un tournant important dans la reconnaissance institutionnelle des violences fondées sur le genre.
En effet, le texte reconnaît officiellement des formes variées de violence, qu’elles soient physiques, psychologiques, économiques ou politiques.
Par ailleurs, il prévoit des mesures de prévention, de protection des victimes ainsi que des mécanismes de sanction à l’encontre des auteurs.
Il s’agit donc d’une avancée majeure, qui place la Tunisie parmi les pays de la région ayant modernisé leur cadre juridique en matière de droits des femmes selon Women’s Learning Partnership
Cependant, cinq ans après son adoption, un constat préoccupant s’impose.
L’écart entre le cadre juridique posé par la loi et la réalité vécue quotidiennement par de nombreuses femmes demeure inquiétant.
De fait, plusieurs rapports indépendants indiquent que l’application de la loi se heurte à des faiblesses structurelles persistantes.
Ces dysfonctionnements concernent notamment les procédures policières, le traitement judiciaire des plaintes et l’insuffisance des services d’accompagnement.
En conséquence, de nombreuses femmes restent vulnérables et une part importante d’entre elles renonce à porter plainte.
Des droits reconnus sur le papier, mais rarement appliqués
Sur le plan juridique, la loi 2017-58 pose des obligations claires.
Elle prévoit notamment la création d’unités spécialisées, la mise en place de mesures d’urgence et des mécanismes de protection des victimes.
Toutefois, la mise en œuvre concrète de ces dispositions demeure largement insuffisante.
En pratique, les unités spécialisées réellement opérationnelles restent rares.
De plus, la formation continue des forces de l’ordre et des magistrats est limitée.
À cela s’ajoute un manque de coordination entre les différents services concernés.
Par ailleurs, de nombreux observateurs dénoncent des lenteurs administratives récurrentes.
Ils soulignent également des refus d’enregistrer des plaintes ainsi que des pratiques sexistes persistantes, particulièrement au niveau local.
Persistance des normes sociales et stigmatisation
Au-delà des défaillances institutionnelles, les normes sociales continuent de freiner l’application effective de la loi.
Les enquêtes d’opinion et les études nationales montrent que la violence est encore largement perçue comme une affaire privée.
Ainsi, beaucoup de survivantes hésitent à signaler les agressions.
Cette réticence s’explique par la peur du rejet social, de la stigmatisation ou de représailles.
De plus, la société continue souvent de considérer les violences intrafamiliales comme des problèmes domestiques, plutôt que comme des infractions pénales.
Selon des sondages récents réalisés par Afrobarometer, une part importante des femmes en Tunisie a déjà subi, au cours de sa vie, des formes de violence physique ou sexuelle.
Zones d’ombre juridiques et interprétations variables
Un autre problème majeur réside dans les zones d’ombre juridiques que comporte la loi.
En effet, celle-ci n’est pas toujours suffisamment claire et son application varie d’un territoire à l’autre.
Ainsi, certains juges peuvent interpréter différemment un même article de loi, notamment en matière de violence conjugale.
Dans les faits, une situation similaire peut être jugée sévèrement dans un tribunal et de manière beaucoup plus indulgente dans un autre.
De surcroît, la loi reste imprécise sur certaines sanctions et mesures à prendre.
Ce flou juridique empêche souvent une action rapide et cohérente des autorités.
Dans certains cas, ces zones d’ombre conduisent même à des interprétations minimisant, voire justifiant, certaines violences conjugales au nom du lien marital.
Par ailleurs, la question de la charge de la preuve demeure problématique.
Prouver une situation de violence est particulièrement difficile lorsqu’il n’y a ni témoins, ni traces physiques visibles.
Cette situation crée une véritable insécurité juridique pour les victimes.
En conséquence, beaucoup d’entre elles hésitent à porter plainte, ne sachant pas à quoi s’attendre.
En clair, la prise en charge des cas varie fortement selon le lieu de la plainte.
La justice n’est donc pas appliquée de manière égale sur tout le territoire.
Ainsi, une femme victime de violence à Tunis peut obtenir rapidement une ordonnance de protection, tandis qu’une autre, dans une région rurale, peut se heurter à des lenteurs excessives ou à des refus.
En résumé, certaines lois relatives aux violences basées sur le genre sont soit mal définies, soit mal appliquées.
Résultat : leur interprétation varie selon les juges ou les régions, et les victimes ne bénéficient pas d’une protection équitable à l’échelle nationale.
Insuffisance des services d’accueil et d’accompagnement
Certes, des initiatives existent.
Des centres d’accueil, des lignes d’écoute et des associations mènent un travail remarquable sur le terrain.
Néanmoins, le maillage national reste largement insuffisant.
Les capacités d’accueil sont limitées, les financements précaires et les inégalités territoriales marquées.
L’ouverture récente de structures essentielles, comme le centre Arwa Kairouaniya à Kairouan, montre l’utilité indéniable de ces espaces.
Cependant, ces structures demeurent trop peu nombreuses et fortement dépendantes de financements instables.
Le problème central reste donc le financement.
Si les bonnes volontés existent, elles finissent par s’essouffler faute de ressources pérennes.
Lacunes en matière de données, de prévention et de suivi
Toute politique publique efficace repose sur des données fiables et régulières.
Cela inclut notamment la fréquence des violences, les lieux concernés, les profils des victimes, ainsi que les cas de récidive.
Or, en Tunisie, les mécanismes statistiques et les systèmes de remontée des données ne sont pas encore pleinement opérationnels ni harmonisés à l’échelle nationale.
Cette situation limite fortement l’évaluation de l’impact des politiques publiques et complique la priorisation des ressources.
Toutes ces lacunes empêchent la loi d’atteindre son plein potentiel.
Disposer de textes modernes sans structures d’application solides, sans formation adéquate des acteurs de terrain, sans financement pérenne et sans acceptation sociale revient à construire une maison sans fondations.
Les conséquences sont concrètes et graves.
Des victimes n’osent pas porter plainte.
Des auteurs échappent aux sanctions.
Et les violences se reproduisent, génération après génération.
Il faudrait donc des mesures concrètes et ciblées, dans un premier temps, dans le cadre d’un effort commun entre l’État tunisien, les collectivités locales et les ONG, afin de les mettre en œuvre rapidement.
À cet égard, il est essentiel de renforcer l’application effective de la loi 2017-58.
Dans le même esprit, il est indispensable de prévoir un budget spécifique permettant de former et de déployer des unités spécialisées, composées majoritairement de personnel féminin.
Parallèlement, il convient de former massivement les acteurs de terrain.
À cela s’ajoute la nécessité de mettre en place des programmes obligatoires et continus.
Ces programmes doivent s’adresser aux forces de l’ordre, aux magistrats, aux personnels de santé et aux travailleurs sociaux.
Ils devraient porter sur l’accueil des victimes, la conduite des enquêtes et la prise en charge médico-psychologique.
Il faudrait également multiplier les structures d’accueil et garantir leur pérennité.
Cela implique la création et le financement de centres régionaux, de lignes d’écoute disponibles 24h/24 et 7j/7, ainsi que des programmes de relogement et d’accompagnement économique pour les victimes.
Idéalement, la mise en place d’un observatoire national centralisé permettrait de collecter des données anonymisées sur les plaintes, les décisions judiciaires, les mesures de protection et les besoins réels.
Un tel outil faciliterait à la fois l’allocation des ressources et le suivi des politiques publiques.
Enfin, un changement culturel profond est indispensable.
Il doit passer par de vastes campagnes nationales de sensibilisation, y compris dans les établissements scolaires, afin de déconstruire les normes sociales qui stigmatisent les victimes.
La Tunisie dispose d’un cadre normatif moderne.
C’est une force qu’il reste à transformer en réalité sociale.
Car l’inaction a un coût élevé.
Elle maintient des milliers de femmes dans l’insécurité et freine le développement humain et économique du pays.
Les solutions sont connues.
Il s’agit désormais de volonté politique, de financement ciblé et d’un partenariat réel et durable avec la société civile.
Binetna est un magazine feminin tunisien
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