Quand l’art et la morale s’affrontent : peut-on pardonner la violence d’un artiste ?

Cheb Mami a renoué avec la scène au Festival international de Hammamet après plusieurs années d’absence. Ce retour post-prison sur une scène aussi prestigieuse a suscité admiration chez certains et malaise chez d’autres.
D’un côté, il y a ceux qui rappellent qu’il a purgé sa peine et mérite une réinsertion, y compris professionnelle et artistique. De l’autre, ceux qui invoquent une justice morale, une responsabilité sociale plus large, estimant que certaines actions graves ne devraient pas être effacées par un simple retour sous les projecteurs.
Au-delà du cas personnel, c’est tout un débat sur le rôle de la société, la place de la justice et le poids des symboles qui est posé, particulièrement dans un pays comme la Tunisie, qui a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une priorité nationale, et où les violences faites aux femmes sont encore là!

Ce que la justice a tranché
En 2009, Cheb Mami a été condamné en France à cinq ans de prison ferme pour séquestration et tentative d’avortement forcé sur son ex-compagne. Après une fuite en Algérie pour échapper au procès, il est arrêté à son retour en France en 2009 et incarcéré.
Il a obtenu une libération conditionnelle en 2011, après avoir purgé moins de la moitié de sa peine.
Le poids symbolique d’une tribune offerte
Pour le public, applaudir un artiste reconnu coupable de violences graves n’est pas un acte neutre. Dans une société où près de 85 % des femmes ont subi des violences au moins une fois (enquête nationale sur les violences faites aux femmes), cela peut apparaître comme une minimisation des souffrances et un message tacite d’impunité.
Le retour sur scène, c’est plus qu’un métier retrouvé : c’est un signe social, un symbole. Offrir cette tribune revient à donner une forme d’excuse publique, une carte blanche implicite, difficilement compatible avec la gravité des faits.
La justice légale a tranché, Cheb Mami a purgé sa peine. Mais la justice morale appartient à la société toute entière.
Le choix de lui offrir une tribune publique est un message lourd de sens, qui dépasse la simple carrière artistique.
En Tunisie, qui a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une priorité, il est crucial que ce message soit clair : la violence n’est pas pardonnable simplement parce qu’on a purgé une peine.
Un non ferme à la tribune pour les artistes violents
Il est crucial que la société envoie un message clair : la violence, surtout quand elle est aussi grave que celle commise par certains artistes, ne peut être banalisée ni récompensée.
Offrir une tribune publique à des artistes condamnés pour violences — comme Cheb Mami, ou le chanteur marocain Saad Lamjarred, lui aussi accusé et jugé pour violences sexuelles — revient à minimiser la souffrance des victimes et affaiblir la prévention.
En refusant cette visibilité, on inciterait à une réelle prise de conscience, une responsabilisation des artistes et un changement de comportements.

Et le droit à la rédemption ?
Beaucoup ont écrit que
« Tout le monde a droit à une deuxième chance après avoir purgé sa peine ».
Mais la rédemption ne se limite pas à la sortie de prison. Elle implique d’assumer pleinement ses actes, de reconnaître le tort causé et d’agir concrètement pour réparer, notamment envers les victimes.
Dans le cas d’un artiste comme Cheb Mami, dont le retour sur scène suscite débat, cette réinsertion pourrait passer par des actions visibles :
- publier une chanson exprimant ses regrets,
- participer à des campagnes de sensibilisation contre les violences faites aux femmes,
- soutenir financièrement ou médiatiquement des associations qui protègent les victimes.
- …
Car sans gestes concrets, la réapparition publique peut être perçue comme une minimisation des faits. La fuite initiale pour éviter le procès a déjà donné l’image d’un refus de prendre ses responsabilités. Aujourd’hui, la justice a fait son travail, mais pour un retour, il devrait y avoir un engagement moral fort et des actes tangibles.
La rédemption, c’est aussi un travail sur soi : comprendre les raisons qui ont mené à ce dérapage, apprendre à mieux gérer ses émotions et sa colère, et s’engager à ne plus reproduire ces comportements. Il l’a peut-être fait, mais aucune communication dans ce ses n’a été faite. Réintégrer la société ne signifie pas seulement avoir payé sa dette à la loi, mais aussi chercher à réparer les blessures laissées derrière soi, qu’elles touchent la victime ou la famille de l’agresseur.
Un artiste doit assumer à 100 % ses erreurs et montrer par des actes qu’il a changé. Remonter sur scène peut alors devenir un symbole de réconciliation et non une simple reprise de carrière comme si rien ne s’était passé.
Le cadre législatif tunisien : un modèle ambitieux
La Tunisie est pionnière en matière de lutte contre les violences faites aux femmes avec la loi organique n°58 de 2017, qui couvre toutes les formes de violences et impose des mesures concrètes de protection et de poursuite .
Statistiques en Tunisie
Les données sur la violence à l’égard des femmes en Tunisie, bien que parfois basées sur des enquêtes de différentes années, montrent une persistance et une ampleur du phénomène :
Selon diverses sources, y compris le rapport du ministère de la Famille, de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées,
près de 85% des Tunisiennes déclaraient avoir subi au moins une forme de violence en 2022.
Formes de Violence (Enquête Nationale 2022) :
Violence psychologique : 44,4% des femmes ont été victimes d’au moins un acte de violence psychologique au cours des 12 derniers mois précédant l’enquête. Ce chiffre atteint 37% pour la violence psychologique conjugale.
Violence verbale : 26,7% des femmes ont subi au moins un acte de violence verbale au cours des 12 derniers mois.
Violence physique : 5,3% des femmes ont été victimes d’au moins un acte de violence physique au cours des 12 derniers mois. Pour la violence physique conjugale, ce chiffre est de 3,5%.
Violence conjugale (toutes formes) : 42,7% des femmes ont été victimes d’au moins un acte de violence conjugale au cours des 12 derniers mois.
Violence non-conjugale (toutes formes) : 35,6% des femmes ont été victimes d’au moins un acte de violence non-conjugale au cours des 12 derniers mois.
Lieu de la violence :
En Tunisie, 72,51% des cas de violence sont commis dans l’espace familial, et 48,46% des violences sont exercées par l’époux.
Ces chiffres soulignent la nécessité continue d’efforts de prévention, de protection et de prise en charge des victimes de violence en Tunisie et dans le monde… et qu’il est dangereux de redonner la lumière à un artiste condamné pour violences
What's Your Reaction?
Binetna est un média féminin tunisien à impact positif. C'est une interface d'influence positive, qui cherche à aider, soutenir et inspirer les femmes