On croit souvent que le deuil ne commence qu’après la mort. Pourtant, il existe une autre forme de perte, plus sourde, plus intime : le deuil blanc.

Le deuil blanc n’est pas visible. On ne parle pas de la disparition d’une personne physique, mais de la disparition de ce qu’elle était, de ce qu’elle vivait, des choses qu’elle faisait.

C’est un vide silencieux qui s’installe, qui ronge, qui brise en mille morceaux, en catimini, sans témoins.

S’éteindre à petit feu, tout en restant là :

Ce deuil, je suis en train de le faire pour mon père. Il était habité par la vie, par ses passions, par son énergie. C’était un autodidacte, un self-made man, un amoureux de l’électronique, de l’astronomie, du bricolage.

Il passait des heures à démonter, comprendre, créer. Il était avant-gardiste, brillant, vif. Petit à petit, la maladie a commencé à dévorer des parties de lui.

Ses mains se sont mises à trembler, il ne pouvait plus bricoler. Sa vue a faibli, il ne pouvait plus formater, reformater, et réinstaller un million de fois l’ordinateur.

Puis il a commencé à perdre de son autonomie, petit à petit, son monde est devenu de plus en plus étriqué. D’abord la voiture, il ne pouvait plus conduire et vivre sa petite aventure quotidienne au Monoprix, où tout le monde l’appelait par son prénom, il ne pouvait plus aller chez le boucher qui lui laissait ses morceaux favoris.

Il ne m’appelait plus pour me demander si j’avais besoin de quelque chose.

Il ne passait plus chez moi après les courses pour un petit café et pour râler un petit coup à propos de ma mère qui le rendait chèvre. Un jour, il n’est plus sorti de la maison.

Puis il n’est plus arrivé à descendre au salon et son monde s’est limité à l’étage, puis à la chambre, puis au lit.

Il perdu toute son autonomie, dépendant de nous entièrement pour boire, manger, se laver.Même ses petites libertés, comme fumer ou prendre un verre, lui étaient interdites par l’entourage, « pour son bien ».

Il n’avait plus le droit de prendre ses propres décisions.

Et chaque jour, je voyais le fil de sa vie se rétrécir, disparaître, jusqu’à ce qu’il reste seulement cette présence silencieuse, sans sa force, sans ses passions.

Avec ce petit sourire triste parfois qui en dit tellement long.

Pleurer celui qui respire encore :

Pour Khaled, 47 ans, ce deuil blanc l’a frappé de plein fouet quand son frère a eu un AVC : « Avant, il courait partout, il faisait des projets, il riait tout le temps, et sa maison était toujours remplie d’expériences, de bricolages, de maquettes qu’il construisait.

Aujourd’hui, il ne peut plus marcher sans aide, il ne se souvient plus de ses idées, de ses inventions.

Je le vois s’effacer sous mes yeux, et je pleure celui que j’ai perdu, alors qu’il respire encore. C’est une douleur que je ne savais pas possible ».

Je pleure ma mère, alors qu’elle est là

Pour Amina, 36 ans, c’est sa mère : « Ma mère a développé une maladie neurodégénérative.

Elle était le cœur de la famille, pleine d’énergie, toujours en train de cuisiner, de raconter des histoires, de s’occuper de tout le monde. Elle adorait les mots croisés.

Maintenant, elle ne reconnaît plus certains membres de la famille, elle ne peut plus préparer ses plats préférés, elle oublie les petits gestes qui faisaient d’elle ce qu’elle était, elle ne se souvient plus des mots.

Je pleure cette femme que je connais depuis toujours, alors qu’elle est assise à côté de moi ».

Ce chemin difficile, fait de silence et de douleur, nous rappelle combien chaque moment passé avec ceux que l’on aime est précieux.

Chaque instant compte..

Ce deuil souvent incompris nous oblige à réinventer nos relations, à apprendre la patience, la compassion et le courage. Il nous rappelle que parfois, on doit dire au revoir à quelqu’un qu’on n’a pas encore perdu.

On essaie d’apprendre à célébrer chaque sourire, chaque mot, chaque geste, car chaque instant compte, et à aimer cette personne à la fois si familière et si étrangère.

Binetna est un magazine feminin tunisien
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